À la folie (2015)
Review Overview
Note
10Le festival Premiers Plans 2015 a ouvert les festivités avec une avant-première de À la folie, le dernier film de Wang Bing, l’un des plus grands documentaristes vivants. Wang Bing, toujours intéressé par l’extrême misère, nous embarque cette fois-ci pour quatre heures d’observation en hôpital psychiatrique dans le sud-ouest de la Chine. Aussi étrange que cela puisse paraître, on n’en sort pas du tout désespéré.
Je précise dans un premier temps que je ne prétends pas du tout épuiser la beauté et le sens du film. À la folie est un film fleuve, extrêmement dense, chacun sera plus ou moins sensible à tel ou tel aspect et ce n’est pas en lisant les critiques que vous arriverez à vous situer. Il faut expérimenter À la folie pour le saisir.
Dans cet hôpital psychiatrique, Wang Bing a observé sans filmer pendant trois semaines, puis a filmé sans parler pendant deux mois, de sept heures à minuit, chaque jour. Il en a tiré 300 heures de rushes ; au montage, il avait donc 300 films possibles et il a choisi le possible suivant : focus sur les patients, rien que les patients, en dehors de toute relation avec le personnel médical, sans nous donner de repères sur le background des patients. Il nous dira – en conclusion, et seulement en conclusion – que parmi eux, il y a une gamme variée de profils, des tueurs psychopathes, des oisifs, des impotents, des prisonniers politiques… Jamais il ne distinguera qui est quoi. On ne saura rien de plus sur les personnages qu’un nom – parfois un surnom – une durée – interné depuis deux jours, trois mois, trente ans. Quelquefois les patients laissent échapper des informations sur qui ils sont, d’où ils viennent, pourquoi ils sont là, mais Wang Bing ne nous précise jamais si on peut leur faire confiance. C’est très fort car ce simple flou déplace totalement les enjeux. Admettons qu’on sache clairement que tel personnage est un meurtrier fou. Notre attention va être focalisée sur l’analyse du monstre, dans quelle mesure ce gars est-il mauvais, dans quelle mesure aussi est-il humain, et patati et patata. Puisque dans À la folie on ne dispose d’aucune information de ce type, on est obligés de se concentrer sur autre chose. En l’absence totale de bagage psychologique, on voit avant tout les patients comme des chairs, et le fait est que ces chairs sont toujours en manque – manque de nourriture, manque de confort, manque de tendresse.
L’autre parti-pris essentiel du film, c’est celui de la durée. Le film dure 4h30 et se décompose en une succession de longues séquences qui affrontent sereinement le passage des minutes. Ce second choix accompagne le premier : quand on a un petit creux dans la vie, on se lève pour prendre un Figolu au placard et c’est réglé en deux secondes ; ici, c’est une autre affaire, ils n’ont rien pour remplir le petit creux, et ils n’ont rien non plus pour s’en divertir. C’est donc des corps en crise que nous voyons. Et la durée est stratégique car elle déploie concrètement la problématique suivante : qu’est-ce qu’on fait quand on a que ça à disposition, un corps en crise ?
La première séquence où j’ai commencé à me sentir touché par le film intervient – a priori car le film m’a vite mis hors du temps réel – vers la fin de la première heure. La nuit est tombée, un jeune patient trépigne, demande à rentrer chez lui. Bien évidemment, on ne satisfait pas sa demande. Alors il tourne en rond, s’agite pour rien, finalement prend la décision de faire un footing dans les couloirs – les couloirs forment un grand carré qui entoure et surplombe une cour intérieure, avec une grande grille tout du long pour empêcher les gens de sauter – et la caméra se met à courir derrière lui. Cette séquence est fascinante. Premièrement, c’est un grand moment de montage. On sent que le cadreur n’a pas toujours pu suivre la cadence de son sujet – ou en tout cas à cadrer correctement tout en courant – ainsi régulièrement il y a des coupes, et ça crée un rythme tout en accélérations et respirations qui vaut pour lui-même, comme objet esthétique. Deuxièmement, il y a un moment où le jeune se met à accélérer en criant « Quelqu’un me poursuit ! Il va me tuer ! » – il parle du cadreur. On ne sait pas si celui-là croit en ce qu’il crie, s’il joue, ou si les deux, et ça génère un moment plein, à la fois on rit on panique on s’indigne on s’exalte. Le cadreur semble d’ailleurs traverser les mêmes états car on sent un moment d’hésitation avant qu’il ne se mette à courir de plus belle – comme s’il avait décidé que c’est bon c’est un jeu, et qu’essayer de rattraper celui qu’il poursuit ne ferait qu’amplifier le plaisir de la course. Troisièmement, c’est là que j’ai saisi comment j’allais vraiment pouvoir entrer dans le film, y habiter peinard jusqu’à sa fin. Le jeune en question de prime abord il a l’air au maximum du zinzin, à gesticuler dans tous les sens. Mais comme ça dure, comme on va avec lui au bout de sa logique, comme il se calme une fois qu’il a couru tout son saoul en s’exclamant « j’ai l’impression de m’envoler ! », on comprend ce qui appelait tout ça – le désir parfois insupportable d’éprouver son corps. Et quand il lance « j’ai l’impression de m’envoler ! », alors que concrètement il ne fait que tourner en rond dans sa prison, on comprend tout à fait son ivresse.
Pour bien comprendre le projet du film, je pense qu’il faut bien comprendre son titre. En chinois, le titre est composé de deux mots, qui veulent dire littéralement « amour fou » et, moins littéralement, « amour entre fous ». À la folie, pour la version française, est une belle proposition, puisqu’on garde en creux cette tension entre amour et folie. Le titre ainsi valide ce qu’on disait : il ne s’agit pas tellement de montrer des fous, mais ces mêmes fous en quête de caresses. Ne sommes-nous pas d’ailleurs tous fous, quand c’est notre corps affamé qui nous guide ? C’est par ce biais que le film n’est jamais désespérant. Rivé au rythme présent des corps, le film ne peut pas être cynique.
La séquence la plus oppressante de tout le film, paradoxalement, c’est une séquence où l’un des patients a le droit de passer quelques jours chez lui. Dès lors qu’il est sorti, il a une nécessité de rendre des comptes, il faut au minimum s’occuper. Il n’y a pas plus de choses à faire à l’extérieur de l’hôpital qu’à l’intérieur, mais cette fois-ci on n’est plus dans cette oisiveté consentie ; il y a une altérité, des regards qui réclament une activité. L’asile devient dès lors une sorte d’utopie, le seul endroit où, tout devoir étant suspendu, on peut être libre. Une longue scène de marche, en clôture de cette séquence hors asile, fait écho à la scène de la course évoquée plus haut. Le fou qui marche à l’extérieur s’avance vers le néant, qui finit par l’absorber. Le fou qui court à l’intérieur au contraire a un horizon. À la folie, à partir de la réalité la plus accablante, arrive à garder une foi existentialiste en l’homme. La contrainte ne le tue pas, au contraire elle lui permet d’explorer sa puissance.
En sortant de la salle, je me suis amusé à chercher un équivalent français à À la folie, et je ne l’ai pas trouvé dans des films qui traient d’un sujet similaire. San Clemente ou Urgences de Raymond Depardon ? Ce sont des films glauques, où les fous sont autant d’hurluberlus qu’on regarde avec de grands yeux. La Moindre des choses de Nicolas Philibert ? C’est un film romantique, qui considère le fou comme un pur poète. À mon sens, il n’y ait que Claire Simon, en filmant des enfants qui jouent frénétiquement dans le temps des Récréations, qui ait obtenu un ton approchant.
Synopsis
De janvier à avril 2013, Wang Bing a filmé le quotidien d’un hôpital psychiatrique de la province du Yunnan.
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Un chef d’oeuvre. Je partage complètement ton avis : http://www.christoblog.net/article-til-madness-do-us-part-121353498.html et bravo pour le blog, toujours aussi beau et intéressant.
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