Journal de Cannes – Jours 9, 10 & 11
Perdu dans notre bulle cannoise, on perd la notion du temps (« ah bon on est vendredi soir ? »), de l’argent, de la mode, du statut social, des réalités. Comme lors de n’importe quelle période de vacances ou de pause, on acquiert aussi paradoxalement une certaine lucidité, due à la prise de distance avec notre quotidien. Et quand il fait 10 degrés de moins à Paris, ça ne motive pas à rentrer.
Cannes, cette jungle impitoyable
L’individualisme prime sur tout le reste ici, et surtout sur les bonnes manières. Du coup, on s’adapte. Je ne me laisse plus faire lorsqu’un journaliste adopte un ton condescendant avec moi. Je fais une remarque lorsqu’on me grille dans une file d’attente sans s’excuser. Et je n’ai aucun scrupule à rejoindre à mon tour une connaissance à l’avant de la file, gagnant un temps précieux (mais souvent, cette connaissance, c’est moi). Souvent, j’utilise ce temps d’attente pour écrire tant bien que mal au lieu de perdre 1 ou 2 heures à ne rien faire.
La fatigue rend la majorité d’entre nous irritable. La demoiselle de la sécurité qui vérifie mon sac affiche une tête d’enterrement et lance devant moi à sa collègue « putain, il est 7h du mat’ et j’en ai déjà marre ». « Charmant », rétorqué-je en m’éloignant, et je l’entends grommeler à son tour.
Les gens toussent, éternuent, s’endorment en projection. Les départs en plein film se font plus fréquents que les premiers jours. Mais les gens se parlent aussi plus facilement et je fais des rencontres intéressantes, bavardant avec mes voisins. Bref, nous sommes au dernier tiers du Festival de Cannes.
Le festival, c’est la santé (lol)
Et comme je suis en vacances, visiblement, c’est le moment de faire n’importe quoi. Mes repas deviennent chaotique avec pour seule constante une hausse probable de mon taux de cholestérol. Je découvre Villefeu, fantastique échoppe à l’ambiance Diner des années 50, renommé pour ses glaces mais qui m’achèvera en préparant le meilleur hot dog du monde. Et comme il faut bien terminer sur une note sucrée, je teste un muffin différent par jour jusque mon départ.
D’autre part, je me suis violemment cogné le pied sur une marche. J’hésite entre l’hématome, l’entorse et le métatarse fêlé lorsque j’observe mon pied gonflé le soir même. Je décide que le meilleur moyen d’en avoir le cœur net, c’est de danser toute la nuit.
Nous retournons à la Villa Schweppes où Joey Starr et 1995 donnent un show. Le concert est entraînant, la population locale un peu moins. Nous enchaînons avec la Chivas House, un autre club, jusque la fermeture. Je me sens entourée, je danse, mon pied est anesthésié et je n’ai plus sommeil. Je décide de faire de même tous les soirs restants (en fait, ce sera ma dernière soirée de ce type). 3h30 de sommeil plus tard… je me rendors comme une masse. Je ne suis plus en état d’enchaîner une soirée endiablée avec la première projection du matin. Mon estomac non plus. Et mon pied meurtri proteste. Hé ho ça va, j’aurai tout le temps de me plaindre en rentrant.
L’ouragan Kechiche, la tornade Polanski
J’avais déjà vu deux blogueurs cinéma s’écharper par écrit à propos de Kechiche qui semble déchaîner les passions. L’attente monstrueuse dont j’ai fait l’expérience la veille avant de me faire refouler et les retours dithyrambiques dont La vie d’Adèle a fait l’objet à la sortie me confirment qu’il ne faut pas lâcher le morceau. Je tente une séance publique sans invitation, mais mon badge n’est pas prioritaire du tout, et je grille une heure au soleil avec, une fois de plus, l’incertitude de rentrer.
En tout, j’aurai attendu 2h30 pour voir La vie d’Adèle. Mais ça valait le coup, car le film a fait un bruit spectaculaire. Circulez, y’a rien à voir, grand favori pour la Palme d’Or. Au minimum, un prix d’interprétation féminine. Jusqu’à ce dernier film en compétition et un de ceux que j’attendais le plus car j’adore Polanski : La Vénus à la fourrure, inspiré du roman de Sacher-Masoch, et dont la mise en scène brillante et taquine vient balayer les pronostics du palmarès à la dernière minute. La rumeur court qu’il passe en dernier car le film était encore en salle de montage il y a 5 jours.
Les derniers jours sont d’ailleurs riches en œuvres de qualité. Peut-être est-ce parce que je les choisis avec soin ou me cantonne à des films en compétition, délaissant définitivement les autres sélections par manque de sommeil. Après le choc de La vie d’Adèle, je découvre un Mads Mikkelsen admirable dans Michael Kohlhaas. J’en ressors en larmes, bouleversée. Je vois également avec grand plaisir Only Lovers Left Alive, le film de genre de la sélection. Une histoire de vampires neurasthéniques à l’ambiance romantique – dans le sens historique et culturel du terme. Seul, The Immigrant m’enthousiasme moins, malgré ses qualités indéniables.
J’adore découvrir tous ces réalisateurs (Kechiche, Jarmusch, Des Pallières) que nombre de mes confrères connaissent déjà. J’ai le sentiment de prendre un cours de rattrapage condensé. Il n’y a rien de plus efficace qu’un festival pour renforcer sa culture cinématographique contemporaine.
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