Le Conte de la Princesse Kaguya (2014)
Review Overview
Note
10Il y a six mois, Betty Elms avait adoré Le Vent se lève, ultime film de Hayao Miyazaki. Aujourd’hui, c’est avec le même enthousiasme que j’écris sur Le Conte de la Princesse Kaguya, ultime film de Isao Takahata. Autant dire que chez Ghibli, on sait à fond la bonne manière de dire adieu.
Il est difficile d’écrire des choses inédites sur les productions Ghibli. Chaque nouvelle sortie a le droit à un accueil quasi-unanimement chaleureux, et on souligne la qualité de l’animation, le talent des doubleurs, la grandeur de la bande originale, la saveur du récit, le premier degré salvateur du ton qui s’oppose par sa simple existence à une production animée occidentale sclérosée depuis Shrek par l’obsession du cool… Toutes ces qualités, on les retrouve dans Le Conte de la Princesse Kaguya, et pas, d’ailleurs, dans une moindre mesure.
Cela ne suffit pas évidemment à distinguer Le Conte de la production Ghibli habituelle. Le tour de force réel du film est qu’il forme d’après moi une synthèse assez géniale en ce qu’elle parvient à homogénéiser tout ce qu’il peut y avoir de disparate dans les productions Ghibli, à mettre en présence Le Tombeau des lucioles, film terrifiant par son naturalisme sans espoir, et Ponyo sur la falaise, réécriture enjouée de La petite sirène, pour dire « tout cela participe du même monde ».
On sait que Takahata, contrairement à Miyazaki, n’a pas de style uniforme, que sa proposition formelle varie en fonction du récit à servir. Dans Le Tombeau des lucioles, il adopte un réalisme à la limite du documentaire ; dans Pompoko, il s’amuse à assimiler les dons de métamorphose de ses tanukis en variant, dans leur représentation, du réalisme pointu aux traits les plus cartoon ; dans Mes voisins les Yamada, pour représenter ces petites histoires anodines, il joue la carte de l’esquisse… La beauté du Conte provient de ce que Takahata fait varier le style au sein même du film, en fonction de ce que la séquence va raconter.
Ainsi, dans Le Conte, on passe par tous ces états, avec fluidité, sans qu’il n’y ait jamais pour autant de démonstration de force. Toujours organique, c’est comme si on regardait, par-dessus son épaule, le dessinateur au travail, en pleine empathie avec son sujet, doux quand il est doux, furieux quand il est furieux. C’est impressionnant qu’émane du résultat une si grande spontanéité alors qu’il est le fruit d’un travail de longue haleine, sur plus de dix ans – à mes yeux, ces types-là sont héroïques. Le Conte éclate formellement lors d’une séquence de libération prodigieuse : la Princesse aliénée bout d’ennui dans sa nouvelle vie urbaine, on lui propose des maris fantoches qu’elle repousse du mieux qu’elle peut. Le poids de la convention l’étouffe. Comme nous sommes rivés à son point de vue, elle nous étouffe aussi. C’est là qu’arrive une des plus belles séquences qu’on verra au cinéma cette année – la Princesse fuit. Elle court de toutes ses forces vers la forêt, et ce faisant se dépouille de toutes les breloques qu’on lui a imposées. À ce moment, le dessin, qui tendait à se figer, se disloque tout à coup, on est à la limite de l’abstrait, on n’a plus que le mouvement, le trait ; c’est sublime, et d’autant plus que ça embrasse parfaitement les pulsations de la Princesse : avec elle, à nouveau, on respire !
Le Conte fait aussi figure de film-synthèse dans le fond. Déjà, il est à la croisée de toutes les thématiques qui touchent les deux ex-leaders du studio Ghibli – préoccupations écologiques et féministes, recherche de la magie dans le quotidien (et inversement), questionnement de la modernité… Mais surtout, dans un geste de réconciliation vertigineux, Takahata arrive l’air de rien à nouer deux visions du monde antagonistes. Dans un Japon traditionnel et épique, se détache cette princesse qui décide de lutter seule contre pères, princes et empereurs, au nom de son intégrité, de sa loyauté envers un certain idéal qu’elle a perdu – mais Takahata traite rarement la situation sous l’angle attendu de la tragédie. Les personnages, le père dépassé comme la princesse rebelle, ne sont pas transcendés par des émotions extraordinaires ; ils ne connaîtront jamais que des déceptions et des joies toutes humaines. D’une certaine manière, Le Conte a l’air d’avoir été conçu à la fois par Kurosawa et Ozu, dans la mesure où il arrive en même temps à jouer sur le volet particulier et le volet métaphysique : la Princesse, par exemple, se bat avant tout pour son propre bonheur, mais en se battant pour son propre bonheur, revendique de fait tout un tas de principes bien plus hauts.
Au bout du compte, les studios Ghibli pourraient s’arrêter définitivement sur Le Conte de la Princesse Kaguya : ce serait satisfaisant.
Synopsis
La petite princesse Kaguya, découverte dans la tige d’un bambou par des paysans qui l’adoptent immédiatement, aime à vivre dans l’insouciance de la vie rurale. Mais bientôt le couple de paysans l’arrachent à cette vie bienheureuse en croyant faire son bien. D’après Le couper de bambou, conte populaire japonais, et texte fondateur de la littérature japonaise.
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