Aimer, boire et chanter (2014)
Review Overview
Note
10Le 1er mars dernier, Alain Resnais est mort. Aimer, boire et chanter, son ultime film, est, par sa fraîcheur, la preuve que le cosmos est injuste : figurons-nous que pendant que Resnais commence à se décomposer, Nicole Garcia court toujours.
La première chose qui frappe au visionnage d’Aimer, boire et chanter, c’est sa bizarrerie. Bien sûr, la proposition formelle biscornue de Resnais est en un sens attendue : depuis le début, le réalisateur produit ses films en mélangeant des matériaux disparates, autant issus des Beaux Arts que de la pop culture la plus crasseuse, et on n’est pas vraiment surpris, même s’il n’avait jamais précisément utilisé ce procédé, de voir se succéder sans préavis travellings naturalistes, cartons dessinés et décors de théâtre. Ce qui varie ici, et génère quelque chose d’absolument inédit (je pèse mes mots, je n’ai jamais vu ça ailleurs), c’est que Resnais creuse certains sillons que soit il n’avait jamais creusé de cette manière, soit il n’avait jamais creusé aussi profondément.
Par exemple, depuis toujours, il cultive, dans ses directions d’acteurs, un certain goût de la théâtralité. Dans Aimer, boire et chanter, il vise volontairement à côté, en faisant jouer comme dans une mauvaise pièce de boulevard toute sa petite troupe, bien aidée par des dialogues qui en sont franchement dignes (reste à savoir si Resnais pensait sincèrement que la pièce d’Ayckbourn originelle était bonne ou si au contraire il avait conscience de sa relative indigence). Ce sous-jeu un peu mécanique, comme si les comédiens luttaient en permanence pour énoncer leur texte avec fluidité, sera je pense l’obstacle principal de ceux qui n’aimeront pas le film. J’y reviendrai plus bas mais il ne faut pas vous sentir exclu car la troupe donne dans l’anti-jeu. Ce n’est pas une démarche d’austérité, c’est une invitation à jouer. Le plaisir des acteurs à jouer légèrement faux, comme un musicien peut s’amuser à désaccorder son instrument pour voir ce qui se passe, est palpable et de fait communicatif.
Procédé encore plus marquant, Resnais adapte littéralement un effet que seule la bande-dessinée semblait permettre : parfois, et pour mieux saisir ce que je vais décrire je vous invite à aller voir cet extrait (extrait qui illustre aussi très bien ce que je disais à propos du jeu), le réalisateur coupe son plan principal – toujours un long et ample plan large – par un gros plan sur l’un des visages, dans lequel le décor disparaît au profit d’un fond blanc hachurée. Le raccord ne fonctionne évidemment jamais, l’œil est brusqué, ne comprend plus ce qu’il voit : on est saisis. Quel effet cela produit concrètement ? Quelle est l’intention intellectuelle qui justifie la chose ? Je n’en ai pas la moindre idée.
La démarche générale d’Alain Resnais, dans ce film comme dans les autres, m’a l’air de relever du surréalisme, avec tout ce que ça implique de confiance en la signification du hasard. Resnais n’est pas le cérébral qu’on croit, c’est un sensuel. Qu’on s’attarde deux secondes sur les interviews de Jacques Saulnier, son fidèle chef décorateur, on constatera que Resnais est en constante expérimentation, que, d’une certaine manière, malgré sa fermeté indéniable (« on a rarement vu Resnais hésiter » écrit très justement Rémi d’Il a osé), il ne sait pas du tout ce qu’il fait.
Peut-être Resnais ne veut-il pas qu’on le qualifie d’auteur car il n’en est effectivement pas un. Systématiquement, il a délégué la fonction de scénariste à des tiers, comme pour se décharger d’avoir quelque chose à raconter, quelque chose à dire. On ne sent jamais de « je » dans ses films – même les personnages sont davantage, à cause de tous les efforts de distanciation, des objets que des sujets. En se désimpliquant de la nécessité d’un récit ou d’un propos, il produit des formes à moitié vides, dans lesquelles le spectateur a tout le loisir de faire émerger un sens. Ce serait alors un cinéma paresseux, inabouti ?
Pas du tout, c’est un cinéma ludique, vivifiant ! C’est un cinéma qui a besoin d’être regardé, qui donne au spectateur sa pleine puissance de création. Qu’est-ce qui fait que les films de Jacques Tati sont des chefs-d’œuvre et les podcasts de Norman fait des vidéos des purges, alors qu’ils reposent tous les deux sur l’humour d’observation ? Dans les films de Tati, c’est le spectateur qui a la charge d’observer, rien n’est souligné, ni au son, ni à l’image. Si le public n’est pas attentif, s’il n’a pas les yeux et les oreilles grand ouverts, il croira voir un film terne et fade. La pratique quasi-exclusive du plan large nous place dans un point de vue neutre, et c’est à nous de faire le travail de découpage, de focus. « Si je tourne en Super 8, explique Tati quand on l’interroge sur le choix du 70mm pour Playtime, je vais filmer une fenêtre, en 16mm je vais en avoir quatre, en 35mm, je vais en avoir 12, et en 70mm, je vais avoir la façade d’Orly. [Le 70mm permet d’]ouvrir la fenêtre, une baie sur ce qui nous entoure, que les gens se parlent carrément, se montrent les endroits, les objets : – Tiens, regarde là, regarde… – T’as vu, regardé là, y’a un avion qui fond. » Et finalement, le plus beau, c’est que Tati n’exclut pas qu’on regarde totalement autre chose que ce qu’il a voulu montrer. Avec le cinéma de Resnais en général, et avec Aimer, boire et chanter en particulier, c’est la même chose : pourquoi les gros plans avec hachures ? pourquoi les lumières artificielles ? pourquoi les apparitions de cette taupe aux yeux béats ? Libre à vous d’y réfléchir – libre à vous également de vous en foutre, de vous contenter de savourer le spectacle.
Aimer, boire et chanter impressionne enfin par sa sérénité face à l’imminence de la mort. Plutôt que de constituer un dernier film mélancolique, crépusculaire, Resnais en sort un rayonnant. Dans ce film, on aime laborieusement, on boit sans gaieté, et on ne chante jamais – Resnais, sous le masque de son double invisible, George Riley, donne tort à tout le monde. Puisqu’il n’y a rien, faisons le pari de la joie, de préserver jusqu’au bout ce qu’il y a de grand dans les premiers âges. Aimer, boire et chanter est le film d’un joyeux moribond, d’un puéril vieillard, adressé aux vivants qui veulent le rester.
Synopsis
Dans la campagne anglaise du Yorkshire, la vie de trois couples est bouleversée pendant quelques mois, du printemps à l’automne, par le comportement énigmatique de leur ami George Riley.
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