Fenêtre sur cour (1954)
Ma note : 10/10
Malgré tous ses défauts, le Hitchcock de Gervasi (qui sort en salles demain), avec lequel je serais beaucoup moins indulgent qu’Anne-Swan, a au moins le mérite de donner envie de se (re)plonger dans la filmographie du cinéaste en question. C’est ainsi qu’aujourd’hui j’ai décidé de vous parler de mon Hitchcock favori : Fenêtre sur Cour.
SYNOPSIS
L. B. Jeffries, Jeff pour les intimes, photographe de terrain, est cloîtré chez lui depuis six semaines à cause de sa jambe entièrement plâtrée. Et il lui reste encore sept jours à tenir. Que fait cet aventurier contraint à l’immobilité pour s’occuper ? Il observe ses voisins par sa et leurs fenêtres, toutes grandes ouvertes car une canicule plombe l’atmosphère. Absorbé par ces vignettes, Jeff ne regarde plus la ravissante Lisa Frémont, qui souhaite l’épouser et le visite chaque soir.
CRITIQUE
Si je vais essayer plus tard d’en montrer toute la profondeur, il faut rappeler que Fenêtre sur Cour est surtout et avant tout un divertissement parfait, qu’on peut approcher et apprécier de manière superficielle.
Hitchcock ici n’usurpe pas son statut génial. Comme d’accoutumée chez lui, les dialogues sont fins et intelligents, sans être sur-écrits. La structure du scénario, aussi, est élaborée au cordeau. Les bouts de vie de chacun des voisins sont d’abord accessoires, Hitchcock nous les met en scène comme du bavardage visuel, au même niveau que les laïus bas du front de la bonne de Jeff. Pendant un certain temps, il ne se passe rien dans Fenêtre sur Cour. Or on connaît notre Hitchcock, le cinéaste n’est pas un contemplatif, il faut que quelque chose arrive. Alors, avec Jeff, on guette. Est-ce que la perturbation va surgir de cette fenêtre ou de celle-ci ? Est-ce qu’elle va surgir chez Jeff même ? L’écriture et la réalisation sont très puissantes en ce qu’elles nous placent précisément dans la même position que le personnage principal : on est dans le désir d’un évènement et on ne voit que du quotidien. Ainsi, quand Jeff commence à suspecter son voisin d’en face, on est à la fois prêts à plonger avec lui et totalement distants face à cette suspicion. Nous sommes des spectateurs autant que lui mais nous savons mieux que lui que notre point de vue limité et assoiffé peut nous tromper ! C’est une manière brillante de faire perdurer le doute, et donc la tension, pendant tout le film.
Même le sort des voisins est joliment tracé, alors qu’on aurait pu assister à des saynètes purement usuelles développées dans le seul but de nous égarer dans des fausses pistes. Qu’ils soient amusants ou émouvants, tous ces petits voisins ont un intérêt. Le plus beau de ces personnages, c’est bien entendu Lonely Heart, veuve qui essaie aussi désespérément que vainement de sortir de sa solitude. Elle est bien présente dans le film et pourtant sa présence a quelque chose de gratuit. Pour ainsi dire, elle ne sert à rien. Elle n’a pas de rôle concret dans le grand drame qui se joue. Ce parti-pris de Hitchcock, qui décide de développer un personnage apparemment inutile, est très beau. Il ne veut pas limiter ses seconds rôles à des stéréotypes qu’on oublierait dès lors qu’ils n’alimenteraient plus le mystère. C’est aussi en ça qu’on reconnaît les grands films : chaque second rôle mériterait un film à lui tout seul.
De surcroît, ce plat est servi par des acteurs au meilleur de leur forme. D’ailleurs, car James Stewart est dans ce rôle égal à lui-même, c’est Grace Kelly qui tire véritablement son épingle du jeu. Visuellement et scénaristiquement, Hitchcock, dont on ne pourra pas trouver de plus belle affirmation de son amour pour les femmes, la met en valeur comme on l’a rarement fait ailleurs. Grace Kelly en Lisa Frémont est intelligente, active, sophistiquée, téméraire… et comme si ça ne suffisait pas, en plus, elle est sublime ! Avec malice, on peut affirmer qu’un des enjeux sous-jacents de Fenêtre sur Cour est le suivant : que fabrique Jeff à regarder dehors alors que la chose la plus intéressante à voir est dedans ? Comment peut-il rester concentré sur la fenêtre d’en face alors que Grace Kelly est en train de l’embrasser tendrement, de caresser sa joue contre sa joue ?
J’identifie souvent les chefs-d’œuvre de la manière suivante : un chef-d’œuvre, en même temps qu’il est un modèle d’efficacité de l’art dont il découle, produit un discours clairvoyant sur cet art. C’est justement ce que fait Fenêtre sur Cour.
Sans conteste, Fenêtre sur Cour est un film sur le cinéma. De même qu’à cette époque, les écrans de cinéma étaient dotés de grands rideaux rouges qui s’ouvraient au début des projections, Fenêtre sur Cour commence par l’ouverture des rideaux et l’apparition du décor encadré par le fenêtre de Jeff, et se termine par la fermeture de ces mêmes rideaux. Très vite, on a l’impression que ce quartier est un micro-studio de cinéma. Chaque voisin a sa tonalité et le tout mêlé constitue un film. La danseuse c’est l’érotisme, le couple qui dort sur son balcon c’est le burlesque, Lonely Heart c’est le drame… On remarque également qu’il n’y a pas d’autre musique dans le film que celle jouée par le pianiste. Hitchcock insiste pour qu’on n’omette jamais que les mélodies proviennent de lui : à la moindre note, il nous montre le musicien au piano ou fait dire un commentaire enchanté à Lisa. Pourquoi tient-il à ce qu’on retienne que la musique est intradiégétique ? À mon avis, c’est pour que le quartier de Jeff nous apparaisse comme un film autonome, qui produit à lui seul des émotions diverses, des péripéties et même une bande originale.
Il y a aussi que Jeff, en essayant d’entrer de mieux en mieux dans l’écran, fait un voyage à travers l’Histoire du cinéma. Au début, il n’a que ses yeux et donc que des plans larges, muets, des vues Lumières en quelque sorte. Ensuite, il sort ses jumelles et le zoom de son appareil photo : il découvre le gros plan et le montage (ce n’est pas un hasard si ces vues subjectives, à travers les jumelles ou le zoom, ont le même halo rond et noir que les plans serrés dans les vieux films muets). Enfin, quand il entre en communication, par le biais du téléphone, avec ceux qu’il observe, il entend leur voix, et d’une certaine manière, il invente le cinéma parlant !
Le plus beau dans tout cela, c’est que ce système de mise en abîme permet à Hitchcock de déclarer sa flamme au spectateur. Bien qu’on lui décerne souvent le titre de « Maître », et que le biopic de Gervasi baigne totalement dans cette vision injuste (je vous renvoie à la scène improbable où le cinéaste, à la première de Psychose, imitant la gestuelle d’un chef d’orchestre, dirige les réactions du public à la seconde près), Hitchcock n’est pas obsédé par le contrôle. Dans Fenêtre sur Cour, il va même jusqu’à dire que c’est le spectateur qui fait l’oeuvre.
La musique du pianiste dont on parlait tout à l’heure, n’est pas très reluisante, en tout cas elle ne m’évoque rien et ne me fait rien. Malgré ça, je dois lui concéder une forme de puissance, puisqu’elle émeut Lisa Frémont et donne de l’espoir à Lonely Heart. J’aime bien penser à ce sujet que Hitchcock a volontairement choisi des mélodies fades pour pouvoir nous murmurer à l’oreille que la beauté n’est pas dans la chose en elle-même mais dans l’appréciation de celui qui reçoit.
J’ai hésité un moment avant de mettre la note 10/10 à Fenêtre sur Cour, mais il a fallu m’y résoudre : je n’ai rien à lui reprocher.
-
Ça donne envie.
En tout cas, les trailers étaient plus sympa à l’époque. -
Un petit mot sur la musique: ce qu’en fait Hitchcock n’est pas anodin, le pianiste cherche tout au long du film à mettre au point sa mélodie, qui se construit de la même façon que l’amour entre Jeff et Lisa, mal parti au départ, se reconstruit. C’est une merveilleuse métaphore de tout ce que le film met en oeuvre, la recherche d’une intrigue, la construction de l’enquête, et l’harmonie amoureuse finale, enfin atteinte.
Comments